Texte du Dr Alexis Dieth, paru dans le quotidien Fraternité Matin du 27 novembre 2013.
1 ère partie : L'émergence comme développement endogène d'une nation réconciliée et solidaire.
2 ème partie : L'éducation numérique démocratisante, force motrice de l'émergence économique et de la réconciliation de la nation avec elle-même.
1. Le Président de la République, Son Excellence M. Alassane OUATTARA, a présenté son objectif global pour la Côte d'Ivoire en ces termes : « J'ai l'ambition de faire de la Côte d'Ivoire à l'horizon 2020 un pays émergent, une nation réconciliée avec elle-même et avec les autres nations » et a identifié les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication comme levier majeur pour atteindre cet objectif. Quel sens attribuer au projet présidentiel de faire de la Côte d'Ivoire « un pays émergent » en tant que « nation réconciliée avec elle-même et avec les autres nations » ? Comment les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (NTIC) peuvent-elles aider à réaliser un tel projet ? S'agit-il de faire de la Côte d'Ivoire un pays émergent, exclusivement, par le plein développement de l'économie de marché, et par la réussite du libéralisme économique sans souci des objectifs politiques d'égalité et de liberté, d'intégration sociale et d'inclusion politique?
Ce questionnement essentiel, qui invite à une utilisation pertinente et avisée des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (NTIC), devrait permettre d'éviter une nième répétition de l'histoire : celle des transferts de technologie et de l'imposition de modèles culturels étrangers qui sont ensuite utilisés comme tels sans être culturellement réappropriés et réorientés par des projets endogènes à visée émancipatrice .
Dans le nouveau cadre politique de la démocratie, la question de la réappropriation culturelle et politique des nouveaux modèles institutionnels et technologiques, celle du choix des finalités de leur usage, devient alors centrale.
Les échecs du passé invitent les Etats africains à mettre les innovations au service de leurs besoins endogènes réels et à les inscrire dans un projet de société émancipateur dont ces objets techniques et institutions doivent être les outils opérationnels.
La conception présidentielle de l'émergence se situe dans la perspective de cette réappropriation culturelle et politique émancipatrice de la modernité.
Dans le nouveau cadre politique de démocratie électorale-représentative, les Nouvelles Technologies de l'Information doivent servir à promouvoir le développement endogène en contribuant à construire une société nationale unifiée par la communication interculturelle, l'ouverture des cultures au vent de la modernité, la solidarité et le dialogue.
Si les médias sont en effet constamment menacés d'être dominés par les dictateurs ou par les marchands, ils sont aussi, comme l'a souligné le sociologue Alain Touraine, le lieu où les problèmes de l'intégration sociale, de la reconnaissance de l'Autre, de la solidarité nationale, de la communication entre les divers acteurs de la société peuvent s'exprimer.
Les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication (NTIC) ne doivent donc pas être seulement les outils de la synergie des acteurs économiques et être des marchandises offrant des opportunités d'affaire. Elles doivent aussi être les instruments opérationnels du projet démocratique de liberté, d'égalité et de limitation du pouvoir par les droits fondamentaux des individus et des collectivités. Elles doivent servir en priorité à reconstruire une nation solidaire, structure de développement qui rend possible la modernisation économique dont dépend l'émergence.
Les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication doivent donc permettre de reconstruire l'unité sociale par la communication interculturelle et le dialogue. Elles doivent permettre de réaliser l'intégration et l'inclusion de la pluralité sociale. Par l'intégration de la diversité culturelle, par l'inclusion politique de la pluralité des acteurs sociaux, par la mobilisation des ressources culturelles endogènes, elles doivent contribuer à bâtir une nation solidaire qui soit l'acteur principal de la modernisation économique.
Dans la promesse et dans la profession de foi du Président de la République ivoirienne, la conception économique de l'émergence et l'usage des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication sont subordonnés au projet politique d'émancipation. L'utilisation des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication est surdéterminée par le projet démocratique qui consiste à réaliser la synthèse de la croissance économique avec la liberté et l'égalité, à marier le développement économique avec les droits de l'homme, à réconcilier les particularismes avec l'universalisme, à inscrire la nation dans le concert des nations modernes du monde.
L'émergence est pensée comme développement endogène d'une nation réconciliée avec elle-même et avec les autres nations dans la communauté internationale à l'époque de la démocratie et de la globalisation de l'économie.
2. L'éducation numérique démocratisante, force motrice de l'émergence économique et de la réconciliation de la nation avec elle-même.
Cette conception de l'émergence, comme émancipation multiforme d'une nation réconciliée avec elle-même et ouverte au vent de la modernité, passe par la formation d'une nouvelle citoyenneté et d'un nouveau type d'Ivoirien au moyen d'une éducation démocratisante. Les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication doivent être les vecteurs de cette nouvelle éducation et de cette nouvelle formation professionnelle fondée sur la synergie des cultures, et sur l'ouverture à l'Altérité.
La question de la définition des programmes, des contenus et des usages appropriés du numérique accède alors au statut d'urgence de première nécessité.
Des initiatives africaines de mise en œuvre d'une vision transformatrice et émancipatrice du numérique éducatif, vision centrée sur la mobilisation des ressources culturelles endogènes, sur la communication interculturelle, la reconnaissance de l'Autre et le principe de solidarité commencent à se faire jour et ouvrent une voie prometteuse qui doit être explorée.
Dans l'école numérique dont le concept est fourni et développé par les e-jumelage éducatifs d'Aprélia (Association pour la promotion des ressources éducatives libres @fricaines, wiki.aprelia.org , aprelia.org) , la culture, définie à la fois comme socialisation et formation de la personne à l'autonomie, se conjugue sur le mode du dialogue vivant entre les diverses formes de rationalités et entre les héros culturels des différentes civilisations. La connaissance qui va diriger l'action modernisatrice se construit dans un dialogue interculturel où l'Araignée Ashanti et le Forgeron Dogon sont les interlocuteurs du Prométhée européen, contempteur des Dieux et de l'Oedipe sacrilège. La connaissance scolaire se bâtit dans le cadre d'une réciprocité où la raison analytique manipulatrice des choses s'allie à la raison inductive et analogique pour générer un rapport multiforme de l'homme à la nature. Sa finalité est de produire un type d'homme capable d'innover, d'inventer, de changer, de choisir, de se développer en modifiant son environnement, de se transformer et de s'amplifier dans l'échange, la coopération, et l'ouverture aux autres. Dans cette conception de l'école numérique, se joue la problématique de la substitution de l'invention et de l'innovation à l'imitation servile et la subordination à un modèle étranger.
L'invention d'un modèle endogène, inspiré par le génie culturel des peuples répondant à leur besoin à un moment déterminé de leur histoire, doit remplacer le mimétisme économique et culturel. L'industrialisation et l'entrepreneuriat ivoirien et africain, qui doivent donner corps à l'émergence économique et politique, ne se feront pas par l'imitation mais par une innovation soutenue par les héros culturels des peuples. La solution politique et culturelle conditionne la réussite des solutions techniques et technocratiques.
Il ne suffira pas de maîtriser techniquement les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication pour qu'elles génèrent automatiquement l'émergence et le développement endogène. Il faut élaborer les contenus et les usages des NTIC à partir des formes pures et des universaux qui structurent et dirigent les cultures pour pouvoir s'intégrer avantageusement dans l'économie libérale mondialisée. Intégrer les contenus culturels dans l'éducation numérique signifie alors enraciner les contenus dans les cultures comprises comme âmes productrices, c'est-à-dire dans une certaine philosophie de la vie qui puise sa source dans les forces de spontanéité des cultures vivantes, comme le soulignait l'anthropologue des cultures Roger Bastide. Dans cette acception, l'exigence d'introduire les traditions et les savoirs locaux dans les contenus de l'éducation numérique est un appel à les enrichir par les cultures saisies comme inventivité, comme productrices et nourricières de nouveautés.
La problématique de l'émergence ne se pose donc pas seulement en termes d'infrastructures matérielles à construire, d'ajustements structurels et technologiques à réaliser, de capitaux à investir et d'économie de marché à construire. Elle ne se pose pas en termes d'imitation adéquate d'un modèle économique dominant. Elle se pose en termes de synergie des cultures, d'inventivité, de création d'un nouveau modèle économique productif adapté à un environnement historique matériel, sociologique et culturel spécifique. Elle se pose en termes de génie culturel et de philosophie de la vie, de valeurs spirituelles et morales, de ressources culturelles endogènes à mobiliser pour construire une société démocratique solidaire fondée sur la réconciliation de la modernité et des cultures, sur l'intégration sociale, l'inclusion politique, la reconnaissance de l'Autre et la lutte contre l'inégalité et l'exclusion.
C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le projet ivoirien d'émergence. Cette signification doit constituer le principe régulateur de l'action politique et économique.